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Le Limousin médiéval par Christian Bélingard

Troubadours

La forme poétique désignée sous le nom de «grand chant courtois» se constitua dans la France occitane durant la première moitié du XIIe siècle. À partir de 1150-1180, elle fut progressivement adoptée dans la plupart des nations occidentales. Les poètes auxquels nous devons le grand chant courtois sont désignés dans les différentes langues par des termes spécifiques qui, en occitan, en français, en italien, en espagnol, sont dérivés des verbes trobar , trovar , trouver  et renvoient à l’invention musicale (du latin médiéval tropare , «composer des tropes»); en allemand, Minnesänger  se réfère au chant. La nature essentiellement musicale de cette poésie est par là revendiquée. Le mot occitan canso , chanson, fut sans doute forgé pour en désigner expressément les œuvres, ainsi que vers  qui suggère un mouvement de retour mélodique. La plus grave altération que subit cette poésie au XIVe siècle fut d’ailleurs l’abandon de son caractère musical.



Troubadours



C’est chez les poètes occitans, les troubadours , que l’on saisit le mieux ce qui fait le propre du grand chant courtois. Non seulement ils en furent les créateurs, mais ils fournirent (indirectement, ou de façon personnelle, à l’occasion de leurs voyages) des modèles à ceux qui, partout ailleurs, les suivirent et parfois les imitèrent d’assez près. Nous connaissons les noms d’environ 460 troubadours qui vécurent entre 1100 et 1350; nous possédons plus de 2 500 chansons. De plusieurs poètes, nous n’avons que le nom, et plusieurs chansons sont anonymes; beaucoup, d’attribution douteuse. Enfin, bien des datations demeurent hypothétiques. Une première description du grand chant courtois exige ainsi qu’on le considère comme un fait collectif et global. Son histoire embrasse, en Occitanie, de huit à dix générations humaines. De la première, deux noms nous sont parvenus: celui de l’un des plus grands seigneurs de ce temps, le duc d’Aquitaine Guillaume IX, qui résidait à Poitiers, et celui de l’un de ses vassaux, le vicomte  limousin de Ventadour, Eble.

 

 

Onze chansons qui nous sont demeurées témoignent de l’œuvre du premier; de l’autre, ne reste rien. Du moins est-il assuré que, aux alentours de 1100, une poésie chantée, presque totalement originale par rapport aux traditions antérieures – savantes ou populaires –, était en voie de constitution rapide dans les terroirs du Poitou et du Limousin. Le legs, pourtant mince, de Guillaume IX permet d’en discerner déjà les premières étapes, qui menèrent de chansons assez frustes, inspirées par l’existence de chevaliers hommes de guerre, à un art très subtil, clos sur lui-même, un peu à la manière dont alors les cours de l’aristocratie féodale tendaient, partout en Occident, à se constituer autour du Maître. La seconde génération atteste une extension à tout le Sud-Ouest: Cercamon et Marcabru (sobriquets suggérant qu’ils furent chanteurs errants) sont gascons; leur contemporain Jaufré Rudel est prince de Blaye, en Bordelais. Avec les troisième et quatrième générations, le grand chant courtois atteint sa maturité et réalise entre les éléments de sa forme une harmonie qui ne sera plus remise en question. C’est alors, entre 1160 et 1210, le demi-siècle des Bernart Marti, Bernart de Ventadour, Guiraut de Bornelh, Peire Vidal, Arnaut Daniel, Raimbaut de Miraval et bien d’autres, comme Gaulcem Faidit encore connu en Angleterre pour son "planh" écrit à la mort de Richard Coeur de Lion; puis viendront tous ceux dont le chant retentit durant les tristes années de la conquête française (la «croisade des albigeois»), jusqu’au Narbonnais Guiraut Riquier, vers 1280, surnommé «le dernier des troubadours»..., ce qui est faux, puisque vers 1350 encore un groupe de poètes toulousains, réuni en Consistoire du gai savoir , coucha par écrit les règles d’un art auquel il croyait encore: ces Leys d’amors  témoignent de l’extrême rigidité à laquelle était parvenue une poésie qui, certes, avait toujours été difficile, mais qui originellement s’était voulue pure spontanéité dans la création de ses formes.

Au cours de ces deux siècles, plusieurs femmes – les trobairitz  – firent œuvre poétique, dont quelques noms ou surnoms nous sont parvenus: ainsi une comtesse de Die, ou de nobles dames comme Na Castelloza. En dépit du préjugé qui dicta certaines recherches, il ne paraît pas que leur féminité ait en quoi que ce soit marqué leur pratique poétique, ni particularisé les règles communes. L’existence de ces poétesses et la réputation dont jouirent certaines d’entre elles soulignent plutôt l’ambiguïté thématique de cette poésie.

La croisade des albigeois, menée par les rois de France ou leurs lieutenants (comme Simon de Montfort) dans les fiefs méridionaux durant près d’un demi-siècle, provoqua, dans les traditions de la poésie troubadouresque, une rupture dont elle ne se remit jamais. Les effets s’en marquèrent aussitôt de trois manières: appauvrissement des cours seigneuriales qui entretenaient les poètes, et déplacement progressif de leur art vers les milieux bourgeois urbains; importance grandissante des thèmes politiques (pro- ou antifrançais) et, surtout, religieux, sinon mystiques, dans la chanson; enfin, émigration de nombreux troubadours vers l’Espagne et vers l’Italie (ainsi, à la cour des marquis d’Este). Avant la fin du XIIIe siècle, des poètes originaires de ces pays composent en occitan des chansons de pur style courtois: ainsi, Sordel, de Mantoue.



Les origines



Il est à peine croyable qu’une forme poétique aussi élaborée que celle des premiers troubadours n’ait pas eu d’antécédents. Les spécialistes se sont livrés sur ce point à des recherches dont le moins qu’on puisse dire est que leurs résultats concordent mal. Il y a beau temps qu’ont été écartées les hypothèses romantiques qui rattachaient le grand chant courtois à la tradition d’un «lyrisme populaire» dont par ailleurs nous ne savons à peu près rien. Tout indique en revanche que les plus anciens troubadours (selon Reto Bezzola, Guillaume IX, assurément poète de génie) – ou les inconnus qui furent les prédécesseurs immédiats de Guillaume IX et d’Eble – créèrent véritablement une forme originale à partir d’éléments divers que leur offraient les pratiques et coutumes de leur temps, et qu’ils surent transformer en un discours homogène, en vue d’une fin propre. La question des «origines» se ramène à l’inventaire de ces éléments, dont certains se définissent en termes de rythmes, de mélodies, de versification, d’autres en termes d’imagination et de sensibilité, sans qu’il soit possible de les distinguer tout à fait les uns des autres. Réduire, comme on le fait trop souvent, l’essence de cette poésie à des thèmes amoureux est abusif et ne peut que fausser la perspective.

Certaines références faites par les troubadours eux-mêmes aux sources de leur émotion, la qualité de certaines images montrent que plusieurs d’entre eux possédaient une bonne culture scolaire latine, et que la sensibilité de quelques autres se nourrissait des débris de mythes celtes, alors de diffusion récente en Occident, comme la légende de Tristan. Rien de cela ne put être décisif; il en va autrement, à un moment où la culture occidentale se trouva ouverte à ces influences, pour la poésie arabe d’Andalousie. Quoique l’on n’ait pu prouver qu’aucun troubadour ait jamais su l’arabe, certains d’entre eux, à commencer par Guillaume IX, furent en contact avec l’Espagne musulmane et en apprécièrent les chanteurs. Que les thèmes et les métaphores utilisés par les troubadours doivent quelque chose au mysticisme des poètes soufis ou au traité platonicien d’Ibn Hazm (Le Collier de la colombe ) n’est qu’une hypothèse probablement fallacieuse... comme celle qui, jadis, tenta de faire du grand chant courtois une émanation de la religion cathare. Des troubadours furent cathares, d’autres catholiques; les deux camps qui déchirèrent l’Occitanie ont leurs poètes, que rien ne distingue en tant que tels. Selon le savant allemand Erich Köhler, la poussée démographique et l’appauvrissement consécutif de la petite noblesse, la contraignant, vers 1100, à vivre dans la dépendance des plus grands seigneurs, furent les conditions sociologiques grâce auxquelles put naître et se développer le grand chant courtois.

Les seules certitudes concernent la musique et quelques formes rythmiques. La première est à l’évidence sortie du renouveau de la musique liturgique, dont l’abbaye de Saint-Martial de Limoges était, vers 1100, un centre rayonnant. Parmi les secondes, il est assuré que l’une des formes les plus fréquentes chez les troubadours anciens, le zejel  ou zadjal , tristique à refrain, vient du monde sémitique, très probablement par l’intermédiaire des communautés juives, nombreuses dans la France méridionale.



Formes



Les habitudes dont sortirent peu à peu les règles de la versification troubadouresque se caractérisent, au XIIe siècle, à la fois par leur simplicité et leur extrême souplesse. La canso  se compose de quatre à huit strophes de mètre identique, souvent sur les mêmes rimes; une tornada  les suit, équivalant à une demi-strophe et constituant en général une apostrophe au (ou à la) dédicataire de la chanson, voire à la chanson elle-même. Après 1150, le nombre des strophes se fixa à cinq, et cette règle désormais contraignante survécut jusqu’au début du XVIe siècle dans le «chant royal» français, lointain héritier de la canso . Le sirventès  et le planh  sont des cansos  que seul leur sujet distingue: le premier est satirique ou polémique, le plus souvent à des fins de politique féodale; le second est une lamentation sur un mort illustre ou une morte aimée. Le descort , exhalant quelque passion désordonnée, s’oppose à la canso  en ce que toutes ses strophes, au contraire, diffèrent les unes des autres.
Dans ce cadre, des combinaisons infinies sont possibles, par variation du nombre des vers, de leur longueur, du choix et de l’arrangement des rimes. En principe, aucune canso  n’est identique à une autre: lorsqu’elle l’est, c’est un effet particulier et significatif de l’art («contrafacture»). La mélodie, normalement composée en même temps que le texte, en constitue la forme englobante; c’est elle qui confère à l’ensemble de la chanson son unité, lui assure son originalité et en fait un objet total. Ce fait même, et la perte des mélodies de neuf chansons sur dix, limite considérablement notre capacité de juger et d’apprécier cette poésie. Du moins la plupart des commentateurs sont-ils d’accord aujourd’hui sur l’interprétation d’une curieuse lacune des mélodies conservées: les systèmes de notation musicale alors en cours ne fournissent pas d’indication de rythme. On en conclut, avec une quasi-certitude, que le chanteur exécutant la canso  jouissait sur ce point d’une grande liberté: le compositeur abandonnait à son interprète le soin de quantifier les temps. Il en résulte que la chanson n’existait pleinement qu’en performance, et que, art vocal avant tout, elle pouvait se modifier à chaque audition.

Certains troubadours, sans doute influencés par le goût popularisant propre aux milieux aristocratiques du XIIIe siècle, utilisèrent parfois des formes imitées de chansons de danse, estampida  et balada , de même que le chant d’aurore, alba , dont la tradition remonte au haut Moyen Âge.

La langue dans laquelle est écrit le texte de la canso  est relativement bien fixée; sorte d’idiome propre aux troubadours, elle s’est constituée dès les débuts à partir des dialectes occitans parlés entre Limoges et Toulouse. L’usage de cette langue par les poètes déborda largement les limites de l’Occitanie; les troubadours catalans, en particulier, ne prirent conscience qu’au XIVe siècle, avec Auzias March, de la différence qui distinguait leur langue maternelle. Dès le XIIe siècle, la mise en forme de ce langage et la diversité des intentions qui y présidaient engendrèrent plusieurs «styles», entre les tenants respectifs desquels les polémiques ne manquèrent pas: le trobar leu , simple et dépourvu de figures; le trobar ric , où dominent les sonorités éclatantes; le trobar clus , fondé sur l’obscurité des métaphores et la clôture du sens. Ce dernier peut être considéré comme l’aboutissement d’un art consistant en la simultanéité de jeux d’opposition et d’un mouvement d’intégration des contraires.



Thèmes



Poésie de cour, en un temps où la cour était le siège des pouvoirs politiques dans le cadre de la basse féodalité, le grand chant courtois est lié de façon étroite à l’existence que l’on y mène, aux conflits qui s’y déroulent et à l’idéologie qui y prévaut. Les travaux d’E. Köhler ont fortement démontré la profondeur de cet enracinement. Le troubadour fait figure de porte-parole du clan seigneurial ou d’une faction de ce clan. Étranger, jusqu’après 1250, au monde urbain et bourgeois, il s’identifie à un ordre en voie de dépérissement. D’où ce qu’une partie de cette poésie présente, pour le lecteur du XXe siècle, de parfois déroutant: d’une part, une thématique moralisante, souvent animée d’une vive agressivité, soit en termes de lieux communs éternels (décadence des mœurs, folie de l’amour), soit à propos de futiles querelles locales ou personnelles; d’autre part, une veine proprement politique, inspirée par les tribulations des groupes féodaux, ou encore les heurs et malheurs de suzerains-mécènes. À ces tendances, nous devons du reste l’œuvre de deux des troubadours les plus admirables du XIIe siècle: Marcabru et Guiraut de Bornelh.

C’est plutôt par leurs chansons d’amour (plus de la moitié de ce qu’ils nous ont laissé) que les troubadours doivent leur survie moderne. Mais à ce propos les malentendus ont été nombreux. Certes, les vidas  (biographies) et razos  (commentaires) accompagnant les cansos  dans plusieurs manuscrits, confirmés par des découvertes d’archives, ont permis de retracer assez bien l’itinéraire de quelques poètes pour induire certains chercheurs à interpréter biographiquement leurs cansos  amoureuses. Nul doute que cette approche ne mène à rien. Il est vrai aussi que ces textes offrent ou peuvent offrir un reflet des mœurs d’alors; mais aucun indice sérieux ne justifie les généralisations de qui parle de l’«amour adultère» des troubadours. Adultère ou pas, une passion (réelle ou fictive) se constitue en discours, et celui-ci seul importe en se donnant pour fin à lui-même, indépendamment de l’anecdote. La question de la «sincérité» ne se pose pas; la seule démarche pertinente est d’interroger les éléments de ce discours, vocabulaire et figuration: proviennent-ils de l’expérience quotidienne de la cour, groupée autour du seigneur et de son épouse; ou d’un emploi métaphorique de la terminologie des rapports féodaux? Y retrouve-t-on l’écho de la poésie latine de cette époque, inspirée par Ovide et, par ailleurs, riche de discrets motifs homosexuels qui en infléchissent la rhétorique dans le sens de l’allusion et du non-dit? Les éléments religieux, en revanche, que certains, comme Étienne Gilson jadis, ont prétendu y déceler (telles des traces de mystique cistercienne) sont, avant 1250, purement spécieux et reposent sur la seule équivocité de termes comme amour , piété  ou merci . On a, plus récemment, parlé de «névrose courtoise» pour référer à quelque retenue et détournement du désir dont semble faire preuve le discours de la canso , sinon à la figure maternelle et tabou qu’y représenterait la Dame.

Ce que dit le troubadour, c’est la fin’amor , expression quasi technique où fin’ , signifiant «distillé», pourrait être un emprunt à l’alchimie. La fin’amor  se tend vers un bien désiré, innommé, qu’attribuerait seule une Dame (Domna  ou, parfois, midons , mot masculin!), au mieux désignée par un sobriquet emblématique: dialogue sans réponse, chant pur, modulant les motions du cœur vers un objet qui importe à peine comme tel. Seule compte la distance qui en sépare, espace que remplissent, en rythmes chevauchés, le plaisir, la tristesse, l’espoir et la crainte. La possession (future ou déjà refusée) du bien convoité engendrerait le joi , terme où l’on doit entendre l’équivalent des mots français joie  et jeu .

Illustré, chez les premiers troubadours, de fugitives allusions narratives (comme chez Jaufré Rudel), le discours de la fin’amor  se réduisit de plus en plus à ses éléments nucléaires, enrichis de nuances d’une subtilité croissante, sans perdre toutefois (par les images et le choix des mots) une sensualité qu’il n’aura plus chez les Français. Passé 1250, les thèmes expressément religieux relaient la fin’amor , tout en en conservant pour une part le vocabulaire.



Trouvères



Adapté en français dès 1160-1170 (en même temps qu’en allemand dans les pays rhénans), le grand chant courtois connut au nord de la Loire, aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles, un éclat et une vigueur qui allaient marquer profondément toute littérature, et même tout discours social, jusqu’au seuil de l’époque moderne. Des 200 trouvères connus de nom, nous sont restées 2 000 chansons et 1 500 mélodies. Dès 1190-1210, une pléiade de trouvères de grand talent (Gace Brulé, Blondel de Nesle, Conon de Béthune...) avaient donné aux modèles poétiques reçus des Occitans (et assez rigoureusement respectés) des connotations particulières: leur chant est à la fois plus limpide (pas de trobar clus ) et plus épuré, plus éloigné de toute narration; les chansons à thème religieux, spécialement marial (impliquant un déplacement de l’image de Dame) deviennent assez nombreuses à partir de 1230. Simultanément, le grand chant courtois s’implante en milieu non aristocratique, parmi la bourgeoisie riche des prospères villes du Nord, comme Arras, qui fut jusque vers 1300 un centre actif de cet art. À la fin du XIIIe siècle, la tradition commence à s’infléchir: la personnalité du poète tend à s’imposer dans son discours, son moi  se fait jour à travers les motifs stéréotypés: de Guillaume de Machaut à Charles d’Orléans, il faudra un siècle pour que ce mouvement aboutisse. Mais, dès le XIVe siècle, le mot de trouvère  est sorti d’usage.

 


(encyclopédie Universalis, article "troubadours et trouvères")

 
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